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Luttes

République Démocratique du Congo

Zone rouge

« Mutoke pale ! Mutoke pale ! Ni wakati ! », « Sortez de là ! sortez de là ! c’est l’heure ! ».  L’ordre fuse du boat (grosse pirogue) qui s’échoue bruyamment sur la rive. Une quinzaine d’hommes et de gamins en armes en descendent, sifflets en bouche, AK47 et RPG7 (lance-roquettes) brandies au ciel. C’est une section Mai-Mai, chargée de sécuriser le territoire… Il est 6h30, c’est l’heure… L’heure pour cette section de faire provision. Les chefs de famille s’alignent sans attendre plus d’ordres, et s’inclinent pour déposer au sol une partie de leur dernière pêche, une boule de foufou, ou du manioc. Nourriture contre protection…

Un ancien du village, enseignant sans classe, m’en donnait sa vision hier soir, dans un entretien camouflé et une colère qui le faisait trembler : « nous n’en pouvons plus de ces militaires. Les Rwandais, ça va, ils sont disciplinés, mais les Mai-Mai, ils prennent tout : Tout ce que l’on a. Ils nous battent si on ne donne pas. Ils prennent nos femmes, nos filles. Et ils nous humilient. Ils sont saouls tout le temps. Ils tuent facilement. ». Le chef coutumier ne sera pas aussi clair : il ne se plaindra que des pêches qui deviennent de plus en plus maigres, d’une situation humanitaire déplorable, et s’inquiétera de mon confort « vous devez repartir vite, ce n’est pas un endroit pour les blancs. ». Peur des représailles, il peinait à cacher sa panique.

 

Nous sommes à Kingishi, province du Sud-kivu, sur les bords du lac Tanganika, au sud de Yungu. Nous sommes en zone rouge, une zone interdite d’accès depuis « la première guerre » qui a porté Laurent Désiré Kabila au pouvoir en 1997. Rouge parce qu’elle constituait le pivot de la rébellion de l’AFDL, difficile d’accès par les terres, propice à la guérilla, et qui offre un accès direct sur le lac Tanganika,  en flirtant avec le Burundi et la Tanzanie. Rouge parce qu’on y extrait de l’or, des pierres précieuses, et depuis peu du coltan. Le village de Kingishi est une plate-forme des échanges entre la RDC et l’autre coté du lac. Vivres, armes…Tout se paie en or et matière précieuse. Zone rouge encore parce qu’elle abrite des bataillons Hutus rwandais FDLR (Forces Démocratiques de Libération du Rwanda) depuis dix ans. Ce sont eux que je viens rencontrer. Un bataillon campe un peu plus au nord, de l’autre côté du ruisseau. Ils se sont retranchés dans la forêt depuis mon arrivée. J’attends l’entrevue. J’attendrai deux jours encore. Un officier rwandais, qui se présentera sous le nom de Joseph viendra me tirer du cachot dans lequel la relève Mai Mai me garde en détention. Le chef coutumier avait finalement signalé ma présence aux Mai-Mai. Le lieutenant John  m’avait assuré sa protection dans un grand éclat de rire et une tape sur l’épaule, avant de me séquestrer. Il n’a pas encore fêté ses vingt ans. Son sergent est dans sa quinzième année et racontait déjà comment il pourrait tuer un « muzungu » (un blanc). La concertation est courte. L’ordre est bref. Je suis remis aux soldats rwandais.

 

L’officier est jeune, comme tous ceux que je croiserai. Sûrement trop jeune pour avoir participé au génocide rwandais de 1994, trop jeune pour être jugés par les gacacas, ces tribunaux rwandais en chasse des génocidaires. Ces officiers pourraient constituer une classe politique « propre » si les négociations débutées à Rome en avril dernier aboutissaient à un accord concernant le retour des FDLR sur le sol rwandais. Un interrogatoire s’ensuit. Courtois mais insistant : je suis «un journaliste français de quel côté ? De ceux qui supportaient les Hutus en 94 et qui leur avaient sauvé la vie dans l’opération Turquoise ? » Ou suis-je « de ceux qui défendent la cause Tutsi, en oubliant que ce sont bien eux, les Tutsis, qui ont donné le premier coup de machette. » Le ton force à la prise de position. De son côté, l’officier rwandais s’excusera de son français oublié, et appuiera le discours politique diffusée par sa hiérarchie. Un leitmotiv : «  il n’est pas qualifié pour répondre. Il est à un échelon trop bas. Ce sont ses supérieurs qui doivent répondre à cette question. » À celle-ci et à toutes les autres. J’entendrai cette esquive de tous les soldats FDLR que j’interrogerai. Qui peut et qui doit donc me répondre ? On m’escorte vers l’intérieur.

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Direction Misisi, quatre jours de marche plein ouest. Nous croisons sur le sentier des hommes et des bicyclettes bardées de marchandises. Civils ou militaires, kalachnikovs en bandoulière, ils font des allers-retour entre les rives du Tanganika et les plateaux du Minembwe, grosse base FDLR et grenier du Sud-Kivu. On échange et on paie en poussière d’or. Le Franc Congolais –la monnaie nationale- fait sourire.

Misisi est une ancienne cité administrative, chef-lieu d’un district ravagé et abandonné de tous les bailleurs de fonds humanitaires, urgences ou développement, dont la plus grande partie de la population est réfugiée en Tanzanie depuis 1998. Le HCR (Haut Commissariat aux Réfugiés) estime à plus de 150 000 le nombre de personnes à rapatrier impérativement avant les prochaines élections présidentielles en RDC, prévues en juin prochain. Difficile de l’imaginer : les zones de retour n’ont pas fini d’être déminées ; les voies de communication sont impraticables ; les officiers Mai-Mai n’imaginent pas rétrocéder à leur propriétaire les rares maisons qui sont restées debout ; les zones de santé et d’éducation appartiennent au passé. Misisi est surtout une ville aurifère, qui enfle son mythe à chaque pépite découverte, et qui traîne tous les espoirs d’une richesse immédiate. La misère avec : prostitution, enfants illégitimes laissés comme main-d’oeuvre bien rentable, exploitation au travail, alliances, trahisons, règlements de comptes. Une femme peut se louer une nuit ou trois mois, si vous lui assurez un repas par jour. Pas plus. Des gosses de 10 ans extraient et concassent la roche avant de tamiser et de purifier la poussière d’or au mercure pur, du lever du soleil à son coucher, avant de continuer la journée dans les tâches ménagères et la prostitution. Pas moins.

Je suis de suite mis dans les mains d’un gars petit et sec, qui tend constamment le cou au-dessus de son col droit en commençant toutes ses litanies par «vous savez, ce ne sont pas des gens évolués, mais moi… ». Il m’accompagne partout, tout le temps. Il parle fort. Il boit trop… et il s’endort. Il est le numéro 2 de l’ANR dans le territoire, l’Agence Nationale de Renseignements, services secrets directement rattachés à la présidence. C’est l’administrateur du territoire, nouvellement arrivé du nord, qui m’en fera la précision complice. Lui ne cache pas son découragement : «  La population en a assez d’être arrêtée, rackettée, pillée, torturée et mise au cachot sans raison. Ils arrêtent juste pour qu’on sorte l’argent (la détention est payante et s’ajoute à la caution de libération)… Lors de mon premier meeting, j’ai dénoncé tout cela. La population m’a accueilli comme un sauveur. J’avais été enregistré lors de ce meeting, la bande m’a été confisquée par l’ANR. L’ANR ne supporte pas les critiques. Je suis constamment combattu par l’armée, l’ANR… Les gens qui sont tout de même censés me protéger (…) Chacun vient ici avec l’idée de faire de l’argent. La police et l’armée aussi. Donc la déontologie n’existe pas. On veut faire de l’argent, c’est tout.»

Faire de l’argent : chacun se défend d’en faire et tout le monde s’en accuse. Les soldats hutus rwandais que je croise ont des réponses stéréotypées : « Nous, nous ne trafiquons pas l’or, c’est interdit pour les soldats. Nous ne sommes pas là pour sécuriser les mines. Mais tout le monde sait que nous sommes là. Kigali et Kinshasa. Tout ça, c’est un jeu joué par Kigali. Comment expliquer que l’on va chercher des rebelles pour sécuriser ses frontières, mettre jusqu’à 10 000 hommes à leur recherche, et ne pas les atteindre ?  M. Kagamé poursuit plutôt les richesses du Congo. Il veut les diamants, l’or. » Je les rencontrais devant des comptoirs  d’or…Ils me montrent la trace de l’arme sur l’épaule, et la trace des bottines qui met en évidence une couleur de peau différente. « Rentrer en tant que civil ? Il y a deux signes qui peuvent nous identifier immédiatement. Ils nous tueront. »

L’autorisation tombe. Je pourrai enfin m’entretenir avec les chefs de bataillon Mai-Mai et FDLR. Ils me reçoivent ensemble, sous escortes, à Lulimba, à quelques kilomètres au nord de Misisi, dans une baraque qui sert au chef de la localité : « Si vous nous trouvez dans la même salle aujourd’hui, qu’est ce que cela signifie ? Nous cohabitons. Je dirai que nous collaborons. C’est une collaboration, une cohabitation pacifique. Si Kabila nie que nous sommes présents, c’est un président, moi je ne peux rien dire, je suis à l’échelon très bas (…) Parfois il nie cette thèse. D’autrefois il confirme. » Je ne m’attendais pas à une rencontre à caractère officiel, dans les bâtiments administratifs de l’Etat, avec son représentant local, même si le président Joseph Kabila a reconnu officiellement la présence des FDLR sur le territoire congolais en juin 2005. Je quitte la zone. Les services de l’ANR m’arrêteront dans le territoire de Fizi : « Pourquoi êtes-vous allés là-bas, c’est interdit ! Vous êtes allés voir les FDLR, pourquoi ? » Excès de colère… Leur rôle est de boucler la zone. Les services de renseignement de l’Etat n’ignorent rien. Rien des positions FDLR, rien de leurs activités, rien de l’exploitation minière et des échanges dans cette zone.  Il les contrôle même, sans oublier leur part.  Qui peut souhaiter que ce jeu cesse ?

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