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République Démocratique Populaire du Laos

Bords de vie

Made in Lao PDR

Plus de 20 000 filles travaillent dans les usines de textile dans des conditions d’esclavage moderne. Le pays compte 79 usines dont 48 implantées dans la seule ville de Vientiane, la capitale. Quinze à seize heures de labeur quotidien ; des cadences surréalistes imposées par la direction ; des salles qui ne répondent à aucune norme minimale d’hygiène et de sécurité, des dortoirs surpeuplés, étouffants ; une surveillance carcérale jusque dans les sanitaires ; des proxénètes qui viennent faire leur choix autour des usines, une moyenne d’âge qui ne doit pas excéder 15 ans. Et un salaire mensuel de vingt dollars. Le pouvoir vante un nouvel eldorado qui se construit autour de joint ventures, créées pour contourner les lois EBU, votées par l’Europe et les Etats Unis, qui imposent des quotas aux plus gros exportateurs.

Il existe des arrangements non discutés avec la circonstance. Le photographe s’en plaint, souvent. C’est un réflexe. Et ça n’a pas grand chose à voir avec les containers d’angoisses qu’il amène en voyage avec lui. Parce que ça trimballe lourd un photographe. Même sans la circonstance. Ca met en malles toutes ses chroniques noires, et l’Histoire avec : le bien, le mal, le Nord, le Sud, l’oeil qui vole, l’oeil qui trompe, l’oeil qui accuse...Aussi la couleur, celle de la peau. La plus insupportable des exceptions, que nous sommes seuls à pouvoir oublier facilement. A chacun ses labyrinthes. A chacun ses déclencheurs moites. On a tous vu nos plus simples intentions revenir complètement désarticulées. Et nous qui ne sommes jamais là par hasard, on a jamais su expliquer ce que nous y faisions. Pourquoi nous y étions. Ou on ne nous a jamais crus.

 

Non, les arrangements non discutés, ce sont plutôt des choses... qu’on ne discute pas. On les commente tout au plus. La lumière, que l’on remercie ou que l’on injurie ; la rétention de regards, qui dit beaucoup mais qui ne se photographie pas ; la camisole de la discrétion, celle qui vous rappelle que vous n’avez rien à faire là.

Et lorsque les arrangements décident de s’associer, la technique démissionne. Les photos ne sont que ce qu’elles peuvent. Il ne reste que ce que l’on voit. D’où l’on est. Sans cadre, sans lumière. Et c’est parfois mieux comme ça. Ca cloître les errances esthétiques. Ca remplit le regard. Pleine face. Et ça ordonne. Parce qu’il existe des tranches de vie incompressibles, qui ne peuvent se contenter d’un résumé dans un cadre. Parce que la simple résurgence de Culture Com’ qui voudrait la modeler pour qu’elle s’y contraigne se défile dans le non sens. Il existe des situations qui résistent. Qui ne se contraignent pas. Des situations où l’oeil du photographe ne sert à rien. A rien... puisqu’il s’agit seulement de ne pas fermer les yeux.

 

Je ne suis pas prêt d’oublier l’enchevêtrement des détails qui me consignent depuis plusieurs mois dans l’angle mort de mes certitudes -que j’aurais souhaitées impossibles. Au coin. Face au mur, avec des bribes d’histoires, des prétentions photographiques, une intraitable injustice héréditaire, et la chance si peu remerciée de n’avoir jamais eu à associer mes envies et mes besoins.

 

Mes yeux n’avaient pas fini d’accrocher ces rangs de barbelés qui se serrent, pour finir à la manière d’une baïonnette, cette façade lisse haute de quatre mètres, quand la voix rouillée d’un minuscule clapet taillé dans une porte pleine de fer s’ouvrait sur une mine carcérale. Pas aimable la sécurité improvisée. Et peu habituée à articuler le refus dans la formule de politesse. La requête a de quoi surprendre : « Bonjour, nous aimerions visiter vos installations et discuter avec quelques employés. Pouvez-vous nous recevoir ? » Clac ! En signe d’accusé de réception. Fin de l’entretien. Je reste planté devant la Lane Xang factory, l’une des soixante-dix neuf enceintes qui renferment une usine de textile dans la seule agglomération de Vientiane. Quelques dizaines d’hectares protégés des rapports et des statistiques. Ce qu’on en sait s’arrête là où je suis.

C’est au Km3, route de Tadeua. Un kilomètre où les expatriés se regardent vivre. Direction le club australien -piscine et barbecue au bord du Mékong- prendre à gauche en face de l’UNICEF, de suite à droite avant de dépasser l’ambassade coréenne, ignorez le salon de massage et le restaurant « L’Européen », enfin tournez à gauche après le restaurant-karaoké-bordel et sa guirlande de watts, pour joindre le chemin de terre qui longe un terrain vaguement sportif. 

Le mur et les barbelés commencent là.

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Il y a quelques minutes à peine, vers dix-neuf heures, des boutiques improvisées et des roulottes étranglaient encore la porte de sortie. Comme chaque jour. Profusion de tout ce qui n’émerveille pas. Des sacs en plastique. Pleins de sachets plastiques, noués, prêts à l’emploi, noir de Pepsi, brun de sauce Nuoc Mam et de lap d’intestins, rouge de piments ou de sang de canard. C’est à manger. Et à emporter. On a achalandé aussi tout ce qu’on peut voir sur les écrans pub thaï : savons, chips à la crevette, lessives, chips aux piments, shampooings, chips salées, pailles de fer, sodas orange, pinces à cheveux, sodas vert. Des centaines de laos en passent chaque semaine des centaines de cartons, par « le Pont de l’Amitié », qui relie le Laos à la Thailande. Et en laissent un peu aux douaniers. 

Ce sont les quelques minutes de sortie quotidiennes, le temps des minima . La ratière s’ouvre, les gardiens campent, et les filles se présentent par petits groupes. On ne voit que des filles. Il y a le bruit des affaires, le bruit de la vie organisée, les pics de quelques rires, jeunes. Très jeunes. Les gardiens sonnent le rappel, si on a pu oublier. Il s’est passé une dizaine de minutes.

 

A ma droite, le Gniaï ban -le chef de village- et une représentante de l’Union des Femmes Lao, en charge de la promotion et de la protection des femmes. Petites bonnes femmes « sûres de rien au delà de ces murs » me disent-elles. Ici, la certitude appartient toujours à quelqu’un d’autre. Quelqu’un au dessus. Quelqu’un au dessus, dans le Parti.

Elles sont pourtant certaines d’avoir eu à recueillir une fillette un soir, mollie de larmes et enlisée dans sa propre histoire. En visite dans le village natal, des parents éloignés de la famille se chargeaient de lui trouver un emploi bien payé à la capitale, et de veiller sur elle. Bien payé, c’est 30US$ vu d’ici. Avec en prime l’épaisse liasse de superlatifs sur les farandoles urbaines. Elle avait reçu une adresse et la juste somme du ticket de bus jusqu’à Vientiane. Au bout du voyage, elle s’était retrouvée face à la même porte close que moi. Mais de l’autre côté. Sans jamais avoir trouvé les dits-parents éloignés. Numéro de téléphone et adresse avaient été tirés dans les golden pages.

Son désespoir n’aura intéressé aucune compassion dans les salles de travail, les dortoirs, et n’aura jamais eu son écho dans les bureaux insonorisés des cols blancs. Quelques semaines l’auront retranché dans une audace peu courante. Elle s’enfuira. Tout droit chez le chef de village, commandée par l’habitude de l’ordre établi. Le Gniaï ban lui avait avancé la somme pour le bus en direction de son village natal. Rencontre avec l’humanité ? Pas exactement. Le chef du village est le projectionniste de l’oeuvre du Parti. Et son groom informateur. Ce qui sert la fiction du Parti doit être largement répandu. Ce qui peut le ternir doit être étouffé et réglé en interne. Vite. Que Le Père s’adonne à l’esclavagisme, c’est parce qu’il oeuvre pour le développement personnel et la puissance du pays. Mais qu’un enfant puisse afficher qu’il ne peut se satisfaire de ce bonheur imposé, c’est à régler en interne. Et vite.

Fin des confidences. C’est déjà trop. Et le Gniaï Ban vient de s’en apercevoir. Elle s’agace de son histoire. Et l’expédie.

 

Le clapet grince de nouveau. « Des autorisations ? Oui, oui, voilà ! » Attendre de nouveau. Un moment. Longtemps. La porte s’ouvre, en grand cette fois. Sur une cour, en principe bétonnée. Sur un immense bâti à gauche, sorti de l’ombre par le bruit mécanique du travail, et en vis à vis, sur la droite, deux autres bâtiments tout en masse.

79 entreprises de textile ont ouvert leurs portes en moins de quinze ans. 53 répondent à l’appellation de grandes entreprises, en comptant plus de cent employés. 48 sont implantées dans la seule municipalité de Vientiane. Plus de 20 000 employés dont environ 18 000 femmes, venus en grande majorité des provinces du Nord, amputées de leur village on ne sait trop comment : bouche à oreille, réseaux... Chacune a son histoire ou celle qu’elle invente. Près de 9000 que l’on garde là, sous la main, parquées dans des dortoirs situés à l’intérieur même de l’usine. Des chiffres impossibles à vérifier. Pour les autres ? Elles s’entassent aussi dans des maisons louées, accolées aux usines. Dans la bouche officielle, ce sont les filles qui optent pour la co-location. Par commodité pécuniaire. Sûr que ce sont elles qui choisissent de partager le peu d’air qui s’incruste entre leurs haleines respectives, et de vivre les unes dans les autres, dans des conditions indescriptibles. En tout cas, ce sont bien elles qui en deviennent responsables. Pas les usines. Et c’est arrangeant. 

Enfin, pour les quelques centaines qui vivent à Vientiane, des bus-bétaillères se chargent de les convoyer aux heures qu’exigent les commandes. 

 

 

Continuons le tableau. 864 000 articles produits en 1990. On en enregistrait 20 460 000 cinq ans plus tard. Et la crise asiatique n’a pas essoufflé les crieurs de cadence : 484 machines à coudre importées en 1997. Près de 36 500 l’année suivante. Seconde main acheminées de Thaïlande, de Chine ou de Malaisie, peu importe. Le Laos a décidé de croquer la fin de siècle en acceptant la générosité de tous pour se satisfaire. Et il trépigne !

« Et le secteur manque de main d’oeuvre ! Les prévisions pourraient engloutir plus de cent employés supplémentaires, chaque mois, durant les deux prochaines années ! Des gens qui veulent du travail ? Bien sûr qu’il y en a ! Mais la plupart ont moins de dix-huit ans ! » Et oui, le Laos traîne le dessin de la pyramide des âges des pays en voie de développement : 56% de la population a moins de dix huit ans dont 70% ne sont plus scolarisés depuis l’âge de 14 ans. Un million de mômes. Deux millions de mains.

Mon interlocuteur continue : « c’est pour cette raison que nous proposons à l’Assemblée un amendement pour changer les lois du Travail. Comprenez ! L’article 27 oblige les employeurs à ne pas faire travailler plus de six heures par jour les jeunes âgés de 15 à 18 ans. Et sous certaines conditions encore ! Pas de travaux pénibles. Pas d’exposition aux produits toxiques ! Ce n’est pas rentable. Et les employeurs n’en veulent pas. C’est quoi ça ? On empêche les jeunes de travailler et d’aider leur famille. Les jeunes devraient pouvoir travailler comme les adultes. C’est de la discrimination ! »

Gloups ! De quoi recracher la tiédeur de la tasse de thé. Je suis en compagnie de Monsieur K, président de la Lao Garment Textile and Industry Group, un département « spécial textile » dépendant du ministère de l’Industrie et de l’Artisanat, qui représente les propriétaires autant qu’il les dirige, et qui se charge aussi de la voix de leurs ouvriers. Les affres d’une économie de marché rachetées par le Bureau Central du Parti. Les ouvriers vous le diront comme on leur a dit : « c’est évidemment ce qui leur permet de ne pas sentir les semelles trop épaisses des propriétaires capitalistes.  Pas comme en Thaïlande ! » Et personne n’en doute. Ca fait 25 ans que les rapports ministériels, la radio, la télévision et le quotidien national chantent à chaque Lao la joie de tous ses autres camarades ! Et que chacun imite le bonheur de l’autre, en toute occasion, pour ne pas attirer l’attention. Que celui qui se pose des questions soit sûr de bien être un ingrat.

Au mur, une carte de la municipalité de Vientiane qui épingle d’une tête ronde rouge ou bleue les fortunes macabres de ce qui constitue le premier secteur industriel du pays. M.K m’en fournit la liste, aimablement, ainsi que toutes les statistiques « uniques » qui ne sont rien d’autre que le fruit de « l’excellent travail de son département » : adresses des usines, capacité de production, investisseurs, et pour certaines le nombre d’employés.

M.K aime la formule et le symbole. Il est de ceux qui vous parlent du haut de son passe-droit, grimpé sur le marche-pied de sa carte de visite. De ceux qui vous regardent du bout de son âge. Avec mépris et condescendance. Avec le cou chichement relevé qui dépasse de son col rond, et des lèvres chirurgicalement fines, aiguisées pour trancher l’arrogance de la curiosité. Il se tient de l’autre côté de la table basse, longue, qui nous laisse au delà de la distance amicale. Je n’avais rien prémédité.

« Allez demander aux jeunes vous-mêmes !  Ils vous diront qu’ils veulent du travail ! » Sûr qu’ils me le diront. Sûr qu’ils me diront qu’ils ont envie de gagner de l’argent. Que pourraient-ils dire d’autre ? Dans un pays où la moitié de la population vit avec moins d’un dollar par jour. 

 

 

 

« Ai-je eu le temps de visiter toutes les beautés de ce pays ? Les pagodes, les montagnes, la forêt, les paysages et...les filles. Comment sont les filles au Laos ? Belles ? Ont-elles « bon goût » ? Pas de doute. Nous sommes bien dans un bureau de l’administration lao. Jusqu’ici, M.K s’était appliqué à anesthésier toutes les pointes sensibles du secteur, et à rendre moins virulentes les douleurs de mes questions obsédées. C’est par les dessous-entendus les plus simples et les plus vénéneux que l’on réclame votre amitié. Et que l’on vous fait les poches. Car si vous êtes dans ce bureau, c’est que vous avez un projet d’argent.

Je sais, M.K… Pourquoi se compliquer la vie avec des questions qui ne me concernent en rien ? La pleine poignée de dollars dont je dispose devrait suffire à m’en convaincre totalement, et réussir à m’affranchir de toute mauvaise pensée. Pour un peu, j’aurai pu -ou j’aurai dû- sortir de ce bureau rasséréné, confiant dans les phrases médicamenteuses que j’ai successivement avalées, entre deux gorgées plaintives. « Le Laos est un pays pauvre, vous le savez, et il ne faut pas le comparer avec votre pays. Vous, vous êtes riches. Ici, les gens sont pauvres. Ils n’ont pas d’éducation, et quand ils ont un travail, ils sont contents. Ils peuvent aider la famille. Ca suffit pour eux. »

Ca suffit pour eux. Mais le Parti s’obstine « à leur venir en aide ». « A se développer. » Alors s’ensuit l’étalage inconditionnel des mesures de développement qui hument, non plus l’égalité marxiste, mais les courants d’air venus de l’Ouest. Flatterie à crédit sur une ouverture « incontournable » du pays. Voyons.

 

En tête d’affiche, le décalque d’une Commission d’Investigation et de Contrôle, créée en partenariat avec les Ministères du Travail, de la Santé, et des Industries, chargée de mettre à l’amande les « fraudeurs et les menteurs ». Je les visiterai. Et je resterai la matinée dans l’antichambre qui jouxte le bureau du directeur, à attendre les documents et l’entretien que j’ai sollicités il y a des semaines. Et à répéter les raisons de ma visite à des chefs de service différents. Une Commission d’investigation et de contrôle… Si la « tradition lao » le permettait, ils auraient pu se montrer étonnés. Etonnés d’exister. 

Plus tard, le propriétaire de la Libo Garment, une usine « familiale », m’en dira davantage. M. Kamkéo est de ceux qui ont fui le régime un temps et qui revient aider son pays, en faisant de larges donations dans le village natal, pour reconstruire la pagode Et en y recrutant « ses filles », chaque fois qu’il vient, en 4*4 grand luxe, célébrer sa propre générosité. La Commission, il l’a rencontrée, quand il a pleurniché son inscription auprès de M.K, pour obtenir une licence à l’exportation. De suite on lui a confirmé qu’il ne satisfaisait pas aux conditions d’hygiène et de sécurité. De suite, il a payé. Un droit d’inscription, en somme. 

M.K poursuit. Il sait ce que je souhaite entendre. Il sait que nous, grands donneurs de leçons, nous aimons quand ils entreprennent de nous ressembler. « Je vous invite à rencontrer les représentants de nos syndicats, qui s’occupent des employés. » Les syndicats, ce sont les organisations de masse, l’Union des Femmes Lao et l’Union de la Jeunesse Révolutionnaire Lao, ces mêmes organes de recrutement et de promotion du Parti, qui vous apprennent l’essentiel : que vous n’êtes jamais seul. Où que vous regardiez, vous tombez toujours sur quelqu’un qui vous regarde. 

On me les fera rencontrer. Dans l’usine Trio Lao, une des trois plus grandes et modernes du secteur. Des syndicats, je n’en rencontrerai que là. On n’en a jamais entendus parler ailleurs. Trio Lao, l’usine modèle. Il y a toujours un modèle, pour les visiteurs. Et les investisseurs américains, très sport, en sont très contents. Depuis 1995, les grandes marques, à bandes ou à virgule, « s’obligent à faire des audits » dans leur usines de production sous-traitantes, et prennent des mesures correctrices. Une becquée qui suffit à ne plus entendre piailler les petits de l’Organisation Internationale du Travail, et les autres.

Les jeunes élues ne parleront pas beaucoup. Elles se contenteront d’opiner au signal de cet autre personnage, qui remplira toute la discussion : elle, est directement affiliée au Parti.

Que font les syndicats ? Ils encadrent. Ils organisent la bonne humeur. Ils assouplissent les points de vue avec de la gymnastique, à l’aube. Ils reconnaissent les pupilles les plus méritantes, pour les nommer. Car on n’adhère pas aux syndicats : on est nommé. Et ça donne envie ! Car il peut y avoir des avantages ! Peut-être même des chambres à partager à deux, pour les chefs de groupe. Si protestations il y a -mais il n’y en a pas !- les syndicats doivent discuter avec les dirigeants. Mais il n’y a pas de protestations ! Et elles ne mentent pas. Les chefs de village, les chefs de milice et de police du village, du district ou de la préfecture n’en ont jamais vues. Tout s’arrange dans l’usine. Parole !

 

M.K compte sur eux. Il sirote son pouvoir. Les propriétaires des usines avaient, il y a quelques mois, beaucoup de problèmes d’absentéisme et d’employés peu productifs car malades. « Oui, Monsieur ! Les employés veulent économiser un maximum d’argent pour envoyer à leur famille, et se contraignent à ne pas manger. Et puis... Il y a la mode aussi ! Les filles veulent être jolies, et très fines pour séduire. C’est la mode. La mode occidentale. Elles ne mangent pas et se rendent malades. C’est très dangereux pour la santé ! Donc, nous obligeons les entreprises à fournir gratuitement et quotidiennement une ration de riz gluant à chaque employé et... et de retenir une somme de 1500 kips chaque jour sur leur salaire, automatiquement, pour les forcer à se nourrir. Vous verrez des commerçants autour des usines. »

Nous ? Mais qui s’engraisse de cette frénésie obligée ? Les propriétaires devraient-ils subventionner l’idée bienveillante ? A qui les filles doivent-elles payer la monnaie de leur santé minimale ? Pas question de le savoir. Personne ne le sait et personne ne veut le savoir. Un corps au rabais comme seul moyen de pression, ça ne pousse pas à l’héroïsme.

Dernier coup d’oeil racoleur vers le modèle français. « Et j’ai déposé un décret de Sécurité Sociale qui pourrait se généraliser dés le 1er janvier de l’année à venir. Avec une Green Card pour faciliter l’accès aux soins dans trois hôpitaux de Vientiane. » Une Sécurité Sociale à tous les employés du secteur ? Le vent du progrès souffle fort. Je devrais être conquis. Qui pourrait résister à une telle considération ? Mais encore faut-il qu’il y ait des employés. Des employés avec un statut d’employés. Car la quasi totalité des filles n’ont jamais disposé du temps à perdre pour signer un contrat. Et la plupart ne savent pas lire, ou à peine. Et ne savent, de toute façon, rien des lois du travail, des Droits de l’Homme, de la Femme, ou de l’Enfant. Elles travaillent ce qu’on leur dit de travailler.

 

 

Qu’aura donc poussé notre M.K à casser le marbre de la séduction officielle ?

Simple provocation ? Fantaisie ? Erreur préméditée jetée en pleine face pour que mes attentions ne se portent pas ailleurs ? Rébellion d’une échine fatiguée de se voir courbée et malmenée par le bâton financier des faiseurs de développement ? Réaction d’orgueil ? Ou déroute innocente d’une campagne aux indicateurs de richesse ?

Troublant. Dans un régime où l’abstinence humilie encore systématiquement l’opinion. Aurait-il donc perdu tout empire sur lui-même pour ne pas s’en tenir au simple article 37 ? 

Il poursuit : « L’article 27 est aussi inadapté. Il interdit aux ouvriers de travailler plus de trois heures supplémentaires par jour, et plus de trente heures par mois. » 

Le ton est bien celui du droit de réponse.

« L’article 33, lui, interdit aux femmes de travailler dans des secteurs trop durs, et de travailler de 22h à 5h du matin. On empêche les femmes de travailler, de gagner de l’argent, d’aider leur famille, d’être l’égale de l’homme. Toutes ces lois freinent le développement du Laos. Elles sont faites pour les pays développés, les pays riches. Elles sont faites par vous. » La discussion tourne au plaidoyer mal-habile. Et je ne parviens qu’au recours de mes notes pour ne pas endosser la robe de la partie civile. Je suis -de facto- de ceux qui ont créé l’assaut au rendement, et qui s’enrichissent. Responsable. Commanditaire de ce que je viens de recueillir dans ce bureau. Et une nouvelle fois, on se charge de me rappeler qui je suis censé être. Facile ? Malhonnête… Ce n’est pas ici et maintenant que je peux le crier.

 

 

 

 

Parce que ce sont bien les Etats-Unis et la Communauté Européenne qui ont proposé et voté la loi IBA en 1994. Parce que ce sont bien les Etats-Unis et la Communauté Européenne qui ont dressé une liste de 49 pays en voie de développement -parmi eux le Laos- pour les exempter de quotas et de taxes d’importation sur le textile. Parce que ce sont bien les Etats-Unis et la Communauté Européenne qui créent un marché spécial pauvre, et qui se nourrissent de la dépouille des pays à l’agonie pour maintenir leur corps d’athlète. Parce que ce sont bien eux qui regardent en bavant le ventre gonflé de ces nouveaux pays « mineurs », en décidant qu’il est temps qu’ils donnent un peu plus de pauvreté, pour que eux puissent l’enrichir un peu plus encore ! « La chance donnée aux plus petits de devenir féroces » disent-ils. Jusqu’en 2004. Ensuite tous les pays se rejoindront dans la même arène. Alors, il faut grandir, vite.

PVD, une well card devenue prometteuse, enfin ! Mais comment imaginer qu’un pays qui n’avait pas les moyens de développer un secteur industriel avant que la fée des lois ne frappe puisse le faire d’un jour à l’autre sans apports de capitaux ? La solidarité... A l’appel d’un marché réservé aux pauvres ne peuvent résister ceux qui ne se suffisent de rien. Surtout lorsque l’hypocrisie est commanditée. Nous sommes tous des nations unies, non ? Créez une joint-venture avec un gros exportateur -dorénavant au régime quota-ou directement avec des pays importateurs. Quarante usines existent par des investisseurs étrangers : américains, français, italiens, allemands, thaïlandais. Ils sont tous là. Nike, Adidas, Umbro, et tous ceux qui offrent la mode à vos enfants dans les grandes surfaces. Pas moins de 24 usines sont en joint-venture. Et en une du Daily Pathet Lao -quotidien national- de la semaine dernière, le géant chinois et le ministère de l’Intérieur lao -le plus gros budget national dans les mains d’un colonel- se passent les alliances pour la construction d’une usine titanesque. Unies, pour le sou.

Et saura-ton de combien aura grossi le nombre de ces prolétaires à 30US$ par mois ? Ces nantis qui ont du travail. Avec la Sécurité Sociale en point de mire !

 

Dans le combat des chiffres, M.K désespérait de voir le chiffre d’affaire global du secteur se doper de 25% par an les cinq prochaines années, comme il prévoyait. « Ce ne sera en moyenne que 15% ». Et peut-être moins encore. Cela dépendra de ses besoins personnels et de quelques autres autour. A peu près rien ne vient contrôler les déclarations fiscales des propriétaires. Rien que l’on ne peut corrompre. On peut déclarer la moitié de son volume d’activité, empaqueter des pluies de dollars, et ne reverser à l’Etat Lao qu’une misérable contribution pour tout ce qu’il vous autorise à faire. C’est légal si on remplit les tiroirs d’envies de quelques fonctionnaires. Au final, l’Etat n’a rien à redistribuer. Des filles cessent de vivre pour rien. Juste pour survivre. Et pour nous habiller très sport, nous. C’est bien comme ça qu’il faut envisager le développement du pays.

Et la brutalité arithmétique semble cordialement réglée dans son effroi. Dans les échoppes qui se font peau grasse autour des usines, autour de toutes les tables de Vientiane, aussi minuscules et branlantes qu’elles soient, dans tous les collèges, sur tous les bords de routes, dans tous les bordels, et autres institutions chargées « du bien être social » du peuple, on n’ignore rien de tout cela.

Le père, ou la mère, qui vit autour de ces enceintes, de près ou de loin, s’en tiendra à savoir ne rien savoir. Au delà du trouble du sourire, on ne m’aura jamais concédé plus. Une simple politesse pour que je cesse d’arpenter les stries de la gêne. Excusez la manoeuvre. Un de leurs enfants, au moins, y crève.

 

Et moi ? Vais- je m’obstiner à m’étouffer dans les chiffres ou vais-je m’approcher enfin de ces « statistiques » ? La porte est franchie. Il me faudra voir ce que je me contentais de savoir.

A ma gauche donc, le bâtiment qui renferme les machines. Bruyamment clos durant encore quelques minutes. Coup d’oeil dans les murs : ils ne laissent rien entrevoir de leur intérieur. Pas une machine, pas une fatigue, pas une tristesse. Rien.

D’un bout à l’autre, des néons qui éclairent à peine plus qu’eux-mêmes ; du parpaing sans air qui tuméfie les envies de flânerie , des portes qui se savent condamnées ; et des gardiens... à qui l’on a appris à garder.

D’ici, il n’y aurait donc rien à voir. Et pourtant ma présence a bien l’air de précipiter les heures. Les ordres se faufilent. On m’agrafe dans les harangues successifs et maladroits pendant que l’on chasse la panique juste derrière. On a la fébrilité des gestes prématurés, bousculés dans leur chronologie. Et on attend que j’oublie ce que je suis venu faire ici. « L’honneur de ma visite » ne cesse t-on de me répéter. Le business n’a aucun doute. Tout est corruptible.

 

Je lâche la déférence pour vouloir mettre des mots sur le tapage mécanique, là-bas, qui commence à perdre de ses décibels. Pas facile. Ca s’étale la courtoisie, ça comprend son cortège de titres, et en plus, ça en réclame ! On ferme déjà les portes des ateliers. Je n’en ai rien vus. Je reviendrai. Pointe maintenant un gros murmure : une cohorte de chuchotements, de pas que l’on demande de presser, de gestes que l’on a voulu interrompus. On fait sortir les filles des ateliers. 17 ans, 16 ans, 15 ans, 14 ans... Je le savais déjà, pourtant. Ca pue la honte. La mienne. La leur. Une main sur le visage. Rendues coupables. Mais de quoi exactement ? D’être trop jeunes ? Trop jeunes pour atteindre l’âge qu’elles ont contracté le premier jour de travail ? 18 ans. Prétendre que l’on a 18 ans, c’est la règle numéro un. Mais comment le paraître ?

Et moi qui vient curer leur mémoire, pour qu’elles soient persuadées que ce n’est pas normal ! Moi, travesti en flic, en maquereau de l’import-export. Je ne sais pas. A cet instant, ce sont elles qui décident. Mais, l’un ou l’autre, je reste une attraction. Les circonstances semblent suffisamment inhabituelles pour que la curiosité impose son droit de regard, même bref et lointain. Il faut m’approcher. Essayer.

 

On continue de presser les filles. Je suis les règles. Du bâtiment de travail au dortoir, sans trop tarder. Peut-être un peu plus vite que d’ordinaire. C’est en face, à droite de l’entrée, derrière une grille improvisée. Deux bâtiments colossaux, symétriques, qui se font face de près, avec des étages qui se regardent et des grillages qui se répondent. Tellement proches qu’ils ont l’air de s’intimider.

 

Les filles se rangent devant la grille. Moi avec. Des ordres fusent encore, en tête de groupe. On se demande pourquoi. Personne ne bronche. On a tous l’air de rien, et chaque fille montre qu’elle sait ce qu’elle a à faire : matricules en bandoulière, elles attendent. La voix haute, c’est cette femme qui prolonge sa stature, démesurée au Laos, comme une baguette d’autorité. Elle parle fort, trop fort pour qu’on ait envie de l’ignorer. 

Mê, la mère, me souffle t-on dans le fond d’une paume. La mère du dortoir. La régente. Celle qui éduque, qui dicte, qui décide. Avec une psychologie efficace, gardiens à l’appui. C’est elle qui décide de ce qui vous reste de la journée ; elle qui décide de ce que vous devriez être ; elle qui décide si vous avez un problème ou non. « Elle qui écoute et réconforte les filles » me distillera t-elle, complice et compatissante. C’est en tout cas ce qui vous rapproche le plus, avec les chefs d’atelier, de vos employeurs.

Les gardiens obéissent. La grille glisse de peu sur le côté, et les filles se présentent deux par deux, badges en avant, pour se disperser rapidement dans les étages des deux bâtiments. Les habitudes auront du mal à se contenir. Je ne change rien en définitive. Pas même ce qui vient.

Sourires prédateurs, sourcils dans la suggestion grossière, main qui traînasse sur les avant-bras, réflexions capitonnées, regards obliques, les gardiens dissimulent à peine leurs préférences. Certaines -les plus capées- défendent avec complicité une candeur effarouchée. D’autres esquivent par une tête laissée basse et une timidité encore jeune qui suffit à combler ces messieurs. Tranquillité marchandée. Séduction par défaut. Quotidienne au point de ne pas se remarquer.

 

Je franchis la grille. Passable et apathique. Ca ne suffira pas. On se charge de me rappeler que je n’aurai plus d’initiatives. Et que je devrais attendre ici. Attendre quoi ? Que l’on me jure que rien ne se passe ? Derrière moi, dans le ventre creux d’une des bâtisses, le réfectoire. Une salle éventée, qui laissera en permanence son impression de vide. Des tables en masse, en épaisseur, en dizaines de lignes, boulonnées à des bancs suffisamment durs pour qu’on ne pense pas à y rester. Les filles se chargent de laisser suffisamment de place entre elles pour que personne ne puisse s’asseoir. Pour que personne ne vienne s’intercaler dans le seul moment que l’on vous accorde pour être seule. 

Pas d’illusions. La fraternité s’est débiné. Et oui ! La complicité de l’infortune n’épouse pas l’humanité. Elle est univoque. Sans camaraderie. Elle enferme. Elle sacrifie. Elle isole.

 

La crasse, elle, n’invite à rien. Elle plaque tout. Elle rend tout plus lourd : les plafonds, la terre battue, les pans de murs, les mouches, les dessus de tables, les dessous de tables, et les néons -encore et toujours- qui continuent pourtant de vous arracher la pupille. Elle bavarde avec vous. Elle s’assoit avec vous. Elle dîne avec vous. Elle s’avachit jusque sur ce qui vous reste de rien à déguster.

Une fillette de dix -onze ans circule, ramasse des assiettes, et étale tout ce qu’il en reste par un même bout de chiffon maculé. Elle est la fille d’une des matrones qui s’occupe de votre ration de riz gratuite, là bas au bout du préau. Avec d’autres, elle rassasie en permanence les brasiers qui font bouillir les énormes chaudrons ventrus ; elle plonge les assiettes, les cuillères et les bols dans de l’eau sale pour la bouche qui vient après la vôtre ; elle colle une pleine poignée de riz dans le panier en osier que vous tendez, le vôtre, celui qu’on vous a fourni le premier jour, et qui porte le même matricule que votre badge. On ne cause pas plus que ce que la fatigue et le cafard refusent. Ce n’est pas ici que l’on a envie d’avoir ses faiblesses. On ne s’apitoie sur personne. On se suffit de soi.

Je m’enfonce, un peu plus. La bâtisse d’en face. Au plus loin du check point et des gardiens, où l’on continue de pointer les filles. C’est là, juste derrière l’un des grandes tours d’escaliers qui montent aux dortoirs, que l’on doit se laisser regarder si l’on veut se « rafraîchir ». De quoi se laver. De l’eau croupie, qui corrompt des mangeoires en béton. Des mangeoires. Putréfiées. Avec une lumière anémique par-dessus. Et des moustiques qui n’en peuvent plus. Un coin d’intimité ouvert à qui veut voir. Sans astuces et sans cachotteries. 

Les gardiens en ricanent. Puérilement. Avec l’air sûr que l’on peut en rire, naturellement. Jusqu’à vouloir m’y associer un peu plus tard.

 

J’avais traversé la cour pour rejoindre le bâtiment de travail, sur son arrière. Des ombres s’agençaient là-bas, au bout de ce qui termine une gouttière. En saison des pluies, elle lâche tout ce qu’elle peut, et on peut en profiter. Sins collés à la peau, relevés sur la poitrine, deux jeunes filles faisaient leurs ablutions, penchées sur le plus serré d’elles-mêmes. Enfoncés dans le coin opposé, des gardiens étalaient ce qu’on sait de l’indécence des petits-pouvoirs : on siffle, on humilie, on insiste, on jubile. Quand je passerai à côté d’eux pour rejoindre les dortoirs, ils chercheront ma contribution. Ouvertement. « Complicité masculine œcuménique… traditionnelle… » A fusiller.

Je veux rejoindre les étages. Les dortoirs. Je m’approche d’une des portes lourdement grillagées qui ouvrent l’accès à une tour d’escaliers, pour rejoindre les deux niveaux supérieurs. Elles ne sont ouvertes que pour faire entrer et sortir les filles. Condamnées le reste du temps. Raison officielle : la prévention. Je n’en saurai pas plus. Une prévention « contre », ça ne sonne jamais « en faveur de ». 

On m’arrête manu militari. Je dois comprendre : « Dans la tradition lao, un garçon ne peut pas aller dans la chambre de jeunes filles. Ce n’est pas poli. » Et ce sont bien les mêmes gardiens qui me le disent ! Avec l’aide aimable de la régente. Consignes passées, pointage bouclé, elle a désormais tout son temps pour me rassurer. La direction en a décidé. Et ça ne la met pas à l’aise. Elle retient sa bouche, se confond, et mâchouille mon réconfort. Mais c’est bien autour de moi que je peux voir comme « les filles sont heureuses de travailler ici » et la mansuétude des dirigeants.

Je le verrai. Je pourrai mesurer leur longueur d’âme, calculée au prorata du nombre de filles nichées dans un mètre carré de dortoir. Des lits superposés à trois étages. Chambre n°1, 27 personnes ; chambre n°2, 25 personnes ; chambre n°3, 28 personnes... Une chambre, c’est 25 mètres carrés si on racle toutes les couches d’humidité. Et les listes qui font l’appel sur le dehors de chaque porte ne sont pas complètes. En bas de page, on a réservé de la place pour cinq à six personnes.

Ailleurs, je verrai quarante filles se serrer les unes contre les autres sur des claies de bambous, ou sur des nattes à même le sol, la tête sur leur sac personnel. Ou encore des box individuels. Des couloirs flanqués de placards de 2m sur 1.50m, dans lesquels on se plie pour vivre à deux. Une natte au sol. Pas d’ouverture, pas de lumière. Un cloaque. Rien que du glauque. Et le passé des autres aux murs. Box contre box. Filles contre garçons. Filles contre gardiens.

Je le verrai. Ici et ailleurs. Dans d’autres usines. Je le vomirai. Dans les larmes. Discrètement. Et je l’entendrai tout au long des mois à venir. Les filles me raconteront.

Des seize heures debout. Des quinze heures par terre. Et plus encore si commandes il y a à finir. Tous les jours, même la veille d’accoucher. Car il y a des grossesses. Des produits qui brûlent. Des doigts qui se rongent. Des ongles qui tombent. Des odeurs qui remplacent l’oxygène. Des yeux troubles. Des yeux qui piquent. Des oreilles qui tapent. Des tempes qui claquent. Des fièvres. Des douleurs. Des heures supplémentaires, après celles qui sont obligatoires, payées au même tarif que les autres, si les filles veulent gagner plus. Des semaines de sept jours. Des jours fériés ouverts. Des salaires parfois égaux aux cols ou aux manches cousus -100kips l’unité. Des journées de salaire intégralement retenues pour cinq minutes de retard à son poste. Des opérations de matheux comprises de la direction seulement. Des comptabilités opaques. Des fontaines d’eau uniques et obligatoires, que l’on dit très revigorantes. Des amphétamines entre 3000 et 5000 kips qui vous gardent heureuses et hyper-actives. Des humiliations. Des brimades. Des harcèlements. Des soutiens psychologiques, très physiques. Des menaces. Des coups. Des luttes de position sur les lattis. Les toux râlées par celles qui sont aux arrivages, chargées de trier les kilos de poussière. Des alliances. Des fausses amitiés. Des trahisons. Des dénonciations. Des larmes. La honte. Le mords du destin. Des rêves décapés. Le tableau de sa lâcheté. La culpabilité. L’impossibilité de revenir au village. La pression sociale. Les mensonges. Le mensonge des obligations sociales. Le mensonge du sacrifice. Le mensonge du rêve moderne, magnifié pour les amies du village. Le mensonge de l’émancipation féminine et du fardeau ethnique. Et puis encore les ateliers brûlants. Encore les dortoirs suffocants.

Et jamais de cavales avec l’ordinaire.

 

Ca, c’est tout ce qu’il y a. Et ce qu’il n’y a pas, c’est tout ce qui peut l’empêcher. 

Non, pardon ! Le droit existe au Laos. Et M.K veut même l’arranger. Ils font tout ce qu’il faut. 

Côté Nord aussi, il y a tout ce qu’il faut : des chartes, des signataires, des fonctionnaires, des allocutions, des applaudissements, des engagements. Et des distributeurs, des marges... et des consommateurs qui veillent leur portefeuille.

Ce qu’il n’y a pas, c’est bien l’envie de l’empêcher. Les arrangements...quoi !

Je l’ai vu. Ici et ailleurs. Avant que la chef de groupe, responsable zélée de chaque chambre, ne prévienne la sécurité pour me reconduire.

 

Je quitte la Lane Xang Factory. Avec la nausée. Je croise des gamins déguisés en beaux gosses, vieillis dans leur virilité, qui viennent s’annoncer au bas des dortoirs. En sifflant. En lâchant un prénom, ou un autre au hasard. On deale les coins d’ombre, les angles de baraques, les meilleurs places. Tous les soirs. « Y’a plein de filles là-dedans ! » et c’est une aubaine.

Elles, trouvent des espaces entre les grilles, se laissent apercevoir, traînassent dans l’ampoule. 

Et on lapide la séduction à coups de lance-pierre, pour la rendre audible par tous, pour ne pas passer pour un crétin. L’arrogance, le refus, le déni, l’indifférence, tous ces séquelles vaporisés en appâts délicieux. Que les déchets de soi. Tout ce qui reste quand il n’y a plus rien d’autre.

Certaines obéiront à l’espoir de quelques promesses d’amour et de quelques paroles de chansons réappropriées. Pour ne pas s’en sortir. Après une brève histoire, ou pas même la moindre préface, elles se retrouveront dans les bordels de la ville. C’est là qu’on les rabat. C’est déjà là qu’on peut y faire des heures supplémentaires, plus lucratives que celles qui vous penchent sur votre machine.

Je continue d’évacuer les murs. Je longe un autre rempart, à ma droite, bien propre celui-là : la résidence du représentant des Etats-Unis d’Amérique. Juste derrière.

Je ne sais plus si j’avais envie de voir. Je suis piteux. A quoi ça sert d’être dans le vrai quand on y est seul ? Je me cogne au noir. Et je ne sais pas encore que demain je photographierai une jeune fille qui s’esquinte sur les étiquettes qui vantent le sigle Décathlon, le même qui s’affiche sur le T-shirt que je porterai devant elle. L’hypocrisie pourrait peut être s’arrêter là, devant ces filles.

 

 

 

Quelques semaines plus tard, je reprends cette fin de page. Non pas que j’ai envie de sonner une nouvelle battue de la misère, ou de grossir -encore et à ma manière- les boursouflures d’une injustice programmée, à l’aise dans son opulence tant on se plaît à toujours la flatter dans les mêmes mots brillants de dérision qui lui valent sa candeur de nouveau-né. Si nous n’accordions rien d’autre aux mots que leur utilité, nos intentions auraient déjà dû recroqueviller l’injustice dans les rides de son âge, à cours de chair et mendiant son existence. Je ne suis rien de plus que l’image de nous, mais je ne me plais pas à calligraphier le cinéma d’une inégalité qui restera somme toute loin de moi.

Ces lignes avaient été écrites dans la douleur, et pas seulement calées dans l’instant d’une insouciance soudainement meurtrie, mise à mal dans une rencontre que les routards du malheur se plairaient à qualifier de dépucelage. Ce n’en était pas un.

Et je n’ai pas ce soir la salive collante de l’inachevé, qui scande le rappel obligatoire. Car je n’imagine de toute façon pas de fin à une mémoire incurable. Mais de la confusion qui me laissait en suspens jusqu’alors se détache aujourd’hui une émotion claire : la colère. De celle qui vous fait sortir de vos rôles. Qui me poussera à gribouiller cette hernie. 

Même si je dois écrire pour moi-même. Même si je dois écrire en terre brûlée. Même si je sais qu’il n’y a plus rien au fond de nous pour entendre ça ! Et même si je sais que je ne parviens pas à l’écrire. Finalement, je n’espère plus qu’une chose : avoir laissé suffisamment de trous pour que laisser le vide de l’imagination entre les mots. J’espère que vous aurez le courage de l’imaginer. D’imaginer ce que c’est que de vivre dans un de ces dortoirs. Imaginer ce que tout ça veut dire. Ce qui reste d’une fille après quelques années ici. Que vous ne tourniez pas cette foutue page tout de suite. Y’à guère que ça qui pourrait rendre la vérité.

« Il existe des arrangements non discutés avec la circonstance » débutais-je. La suite aurait pu être tout à fait différente. C’est justement la circonstance qui me mettait en route vers le Lao Handicraft Festival, un défilé de l’artisanat local argenté par les grands cœurs du développement qui veulent voir ce qu’ils ont investi.. Renseignements donnés, ça ne devait pas se trouver loin de l’une de ces usines « pourrisseuses » de rêves. Pis encore, la banderole au slogan encore accroché à la révolution m’envoie tout droit à la Lao Garment, une des usines visitées Les gardiens en bleu, la matraque à la ceinture, les épaulettes trop larges, le mur d’enceinte, les barbelés, la poussière attablée sur les croûtes de bois qui accueilleront tout à l’heure ces vendeurs de sacs nourricier, qui se chargent de vous faire dépenser les 1500 kips quotidiens pour vous garder en petite vie. Cette fois, je ne m’arrête pas ici. Et je ne peux expliquer cet à-priori soulagement. 

Le Lao Handicraft Festival continue de s’afficher sur les bords de route, en blanc sur fond bleu. Dernière indication. Sur la gauche, quelques deux cents mètres plus loin. Je stoppe devant l’une de ces bâtisses carrées réservées à l’administration : le Lao Trade Centre. Ca s’inscrit en plastic-or, en grosses lettres. Mes yeux s’arrêteront à l’entrée, par un refus obstiné de ne pas y voir autre chose qu’un chantage poliment célébré. Mais d’autres m’y inviteront. Ils me raconteront :sourires fagotés de l’invité en fonction, humilité du prestige VIP, chauffeurs appliqués sur les reflets des carrosseries, aux côtés des fanions laissés en berne pour l’occasion.

Le Lao Handicraft Festival. Une orchestration grotesquement soignée de l’artisanat couturier local. L’artisanat dans sa résonance la plus compatissante. L’artisanat qui va chercher sa seule noblesse dans la patience et la répétition du geste, l’engourdissement des paupières, la courbure maladive du dos et la sécheresse épineuse des paumes. L’artisanat parfumé aux années mortes, celui des vieux livres, oublié, ardu donc méritant. L’artisanat pauvre, et par extension salutaire, formidable ou merveilleux. Pauvre mais encensé dans les feasibility surveys de ceux qui souhaiteraient continuer à éradiquer la pauvreté un peu plus longtemps au Laos, et ailleurs.

Les Nations Unies, les organisations internationales, et les autres, un peu moins organisés et un peu moins internationales, s’enlacent alors dans une prétendue défiance à la culture dominante, et n’hésitent pas à maquiller « les identités en péril » pour venir serrer la main de ces mêmes officiels qui organisent un marché d’exploitation dans un cadre légal. A deux cents mètres. A deux cents mètres seulement ricane ce que nous acceptons de réalité. Qu’importe ! La mise en scène d’un défilé de « mode traditionnelle » permettra de souligner la bonne coopération entre le gouvernement et les agences de développement. 

Dans des postures tout aussi maladroites et maniérées que les mannequins improvisés pour la grande occasion, la presse nationale grandira les intentions sans limite du gouvernement pour développer le pays et veiller au bien -être de son peuple. Et les mêmes coupures de presse gonfleront sans vergogne les évaluations finales des agences bienfaitrices, dépendantes des bonnes grâces des donateurs.

 

Qu’y voir d’autre qu’une tradition enrubannée et mise aux enchères sur un podium de l’a peu près ! Une victoire sur la pauvreté ? Plutôt un remède administré aux pauvres qui ne peuvent rien s’offrir d’autre que le dévouement ankylosé d’un bienveillant, venu les poches pleines de projets et l’éthique en bandoulière qui ira promouvoir le savoir-faire de ces gentils oubliés du monde, en se drapant de ce qu’il a pu marchander sur les marchés rencontrés au cours de sa field visit.

« La gentillesse naturelle des pauvres ». On en a plein la bouche. On la pose en principe. On la colporte. On l’imagine. On la fantasme. On en fait des notices techniques. On la souhaite dans toutes les photos, les pause-cafés et les photocopieurs de ceux qui, confortables dans leur salaire, veulent que tout aille bien. Au point même d’aller en toute bonne foi les persuader de leur chance. Au point de défendre des projets coûteux pour en conserver le flamboiement. La vie des pauvres. On peut la raconter à l’avance. Elle est tellement prévisible. Sans surprises. La poésie du pauvre. Et les mots -que les mots- pour l’enrichir. On l’imagine déjà en start-up. Et sans commerce équitable. Allez donc les lui conter ces mots, à lui, que le travail dévisage avant le temps. A lui, qui s’atrophie chaque jour un peu plus pour crever dans un peu plus longtemps. Allez donc le remercier de se sacrifier pour rendre justice à la morale diktat de nos discours de chaire !

 

Ma colère ne pouvait pas être le simple écoeurement des lettres en plastic-or du Lao Trade Centre. Car je n’espérais rien d’autre qu’une farce que tout le monde prendrait soin de rendre aimable. Ce n’est pas non plus que l’hypocrisie voudrait gagner en degré dans la proximité des lieux -je vous le dis, on aperçoit d’ici les barbelés de la Lao Garment. Là ou au Plaza Hôtel, qu’importe. A t-on, ai-je besoin de dessiner le parallèle des lieux pour tracer l’écart des situations. Sûrement pas si on daigne y réfléchir. A quoi tient donc l’oubli de ma réserve alors ? A la simple panoplie souriante qui vient frôler les rumeurs esclavagistes ? Allons donc ! TROP entendu. TROP convenu. TROP attendu. TROP connu. TROP... Oui tout simplement TROP ! Mais n’est-ce pas suffisant ? Du TROP je ne veux retenir que l’insoutenable, l’inacceptable. Et refuser son autorité masquée qui fait passer ce qui devrait être dénoncé dans le rythme de l’ordinaire. J’en ai assez de ces filtres adoucissants, de ces palettes infinies d’excuses et de précautions qui viennent interdire de fouiller la faillite de l’humanité !

Pourquoi donc s’interdire le réconfort d’une histoire manichéenne ? D’un côté des dresseurs de profit qui créent des marchés « spécial pauvres » en suggérant l’idée de ramer à la cadence maximale, ces mêmes bailleurs de fond qui s’appuient sur les leurres du bonheur simple pour préserver la richesse d’une pauvreté durable. De l’autre côté, des jeunes filles tenues en laisse, rendues esclaves ET heureuses de gagner 30US$ par mois.

Devrait-on s’accorder le cynisme de la nuance ? Non. Il existe des arrangements... dégueulasses.

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